Je suis de nature assez involontairement sélective vis-à-vis des médias que je consomme. Il y a un facteur en particulier que je cherche dans tous les livres que je lis, films que je regarde et jeux auxquels je joue : l'immersion, qui semble chez moi affecter le plus lourdement le fond. Si l'immersion est bonne, elle embellira tout le reste ; si elle est mauvaise, elle me sortira complètement de l'œuvre.

C'est la raison pour laquelle j'ai tant de mal, malgré leur immense qualité, à regarder de vieux films à l'image fanée et aux voix grésillantes, à jouer à certains vieux jeux (par exemple Vampire Bloodlines : The Masquerade, que mon meilleur ami ne cesse de me recommander, et que je ne cesse de tristement décliner)... et à lire certains bouquins au style trop simple.

Bien sûr, les facteurs qui déterminent l'immersion d'un livre dépendent autant des préférences du lecteur que du style de l'écrivain. Généralement, c'est une combinaison de dialogues incisifs, de personnages distincts, et de descriptions fluides, frappantes de gens et d'endroits, qui me satisfont. D'où mon amour pour Druon, et mon aversion pour Dostoïevski. Parce que Druon offre les deux de façon consistante ; parce que Dostoïevski propose des personnages extrêmement vivants et profonds, mais n'accorde que bien peu de mots (au moins dans les Frères Karamazov et les Nuits Blanches) aux descriptions de l'ambiance et des décors.

Julien Gracq, célèbre pour avoir refusé de recevoir le Prix Goncourt, m'a pas mal troublé. Parce que son style d'écriture, par excès syntaxique frôlant avec la pose (j'en parlerai plus bas), étouffe l'immersion dans des torticolis mentaux.

La pose use

La pose, c'est un terme que j'ai chipé à mon meilleur ami, lui aussi féru d'écriture, pour désigner les textes ampoulés aux lourdes métaphores qui ne dégagent rien. Par exemple :

"Elle était là, observant le jardin de ses prunelles rubis : deux billes incandescentes, brûlantes d'un feu tapis au fond du gouffre de son chagrin."

C'est trop. C'est lourd. La syntaxe n'est pas incorrecte, le vocabulaire employé est juste, on pourrait même y trouver une certaine poésie ; mais c'est en vérité terriblement creux, et souvent indigeste. On peut faire bien plus simple, léger, et fluide.

Je crois que la pose affecte aussi bien les écrivaillons en quête de reconnaissance que certains grands intellectuels qui finissent, à ne côtoyer qu'eux-mêmes, par se branler sur leurs propres tournures enjolivées. C'est du deuxième cas que je souhaite traiter ici.

Le problème du Rivage des Syrtes

Une ressource qui m'est fort utile en tant qu'écrivain amateur est, sans rire, le Wiktionnaire. Je trouve que les définitions y sont justes et richement illustrées d'extraits d'oeuvres connues. Alors que je me renseignais sur l'usage correct de "crûment", je suis tombé sur cette phrase qui m'a fait forte impression :

"À la buée vaporeuse qui roulait sur les forêts humides d’Orsenna avait succédé une sécheresse lumineuse et dure, sur laquelle étincelaient crûment, dans la distance, les murs blancs et bas des fermes isolées."

Un extrait du Rivage des Syrtes, de Julien Gracq, dont le nom m'évoquait peu de chose à l'époque. Trois mois plus tard, je trouvai une vieille édition chez un bouquiniste et m'engageai dans une lecture assez torturée.

Le problème du Rivage des Syrtes, c'est que le livre se concentre davantage sur l'entretien d'une atmosphère rêveuse et hors du temps plutôt que sur le développement d'une intrigue véritablement prenante. J'en étais conscient avant de me lancer dedans, et je pensais même que c'était une bonne chose. Je m'étais sacrément trompé.

Mais en fait, ce n'est pas tellement ça le problème : c'est plutôt l'association de ce type de livre avec le style de Gracq, style qui semble se définir par le méga-paraphrasage de chaque caillou, chaque soupir et chaque sourcil de toute scène à tout instant.

On peut lire chaque paragraphe indépendamment et trouver ça fort élégant, lourd de sens et d'une très grande précision dans les métaphores ; comme j'ai trouvé joli le passage lu sur le wiktionnaire. Mais ce n'est qu'un passage. Une telle lourdeur répétée inlassablement page après page vous plonge dans une espèce de torpeur, couplée à une intrigue ma foi pauvre en rebondissements. Notez d'ailleurs que la tournure des phrases est si alambiquée (ça me rappelait certains textes de loi) qu'il vous faudra souvent pleine concentration et plusieurs relectures pour pleinement en saisir le sens (et la beauté). Sur un livre de trois cent et quelques pages, ça use.

"Ce qui peut bondir de la vie des profondeurs de plus tapi et de plus nocturne était tourné vers moi dans ces prunelles. Ces yeux ne cillaient pas, ne brillaient pas, ne regardaient même pas, — plutôt qu'au regard leur humidité luisante et étale faisait songer à une valve de coquillage ouverte toute grande dans le noir, — simplement ils s'ouvraient là, flottant sur un étrange et blanc rocher lunaire aux rouleaux d'algues. Dans le désarroi des cheveux comme un champ versé, l'enfoncement de ce bloc calme s'ouvrait comme à un ciel d'étoiles. La bouche aussi vivait comme sous les doigts, d'un tremblement rétractile, nue comme un petit cratère de gelée marine. Il faisait brusquement très froid. Comme on raccorde dans la stupeur les anneaux d'un serpent emmêlé, s'organisait par saccades autour de cette tête de méduse une conformation bizarre. La tête était enrochée au creux d'une épaule d'étoffe sombre. Deux bras lui faisaient une étole, un collier engourdi d'aise pantelante, qui fouillaient comme dans une auge pleine au creux de son corsage. L'ensemble décollait des profondeurs sous une pression énorme, montait fixement à son ciel de sérénité comme une lune pleine à travers les feuillages."

Et parfois, comme dans l'extrait ci-dessus, Gracq s'enivre de ses belles métaphores et nous pond des paragraphes... de pose. Soyons sérieux, tout ce qui suit la troisième virgule de la deuxième phrase est superflu. Ce même excès, étiré de la première à la dernière page, épuise la lecture et transforme un voyage littéraire en un de ces souvenirs confus d'un rêve de la veille. Ça peut plaire à certains. Il est certain que ça ne me plaît pas.