L'importance de l'abstraction
25/09/2024
(Read in English)
Je voudrais souligner l'importance du juste équilibre entre lucidité et optimisme, car je crois que cela peut mener à une existence plus paisible.
Récemment, je mentionnais à des proches la folle quantité de "faits divers" criminels que je vois quotidiennement défiler dans la presse et sur les réseaux ; viols, meurtres et tentatives de meurtres, délits routiers, ravages du trafic de drogues, et j'en passe. Je n'en parlais nullement d'un ton plaintif ni déprimé, simplement informatif (quoiqu'un peu révolté, et un poil cynique). On m'a répondu "j'évite de lire ces choses-là, car ça me déprime trop".
Je ne me prétendrai pas surpris de cet échange, car c'est une réaction que j'arrive à cerner. Peut-être ai-je du mal à en comprendre le sens profond, car j'y vois difficilement d'autre justification que de la couardise. De la couardise, parce qu'on fuit l'horrible réalité, on l'ignore même, on s'en bande les yeux pour préserver sa sanité : après tout, c'est un besoin naturel de protection psychologique, alors je ne blâme personne. Mais nier un fait ne le supprime pas.
Je crois qu'il est crucial non seulement de connaître, mais aussi de comprendre les choses qui se passent autour de nous. Bien impossible de tout connaître en profondeur ; un savoir de surface est souvent suffisant. Je parle autant sur le plan scientifique, que culturel, que social.
Je digresse... pourquoi est-il selon moi nocif d'ignorer les horreurs de la vie simplement puisqu'elles ne nous atteignent pas directement ? J'ai plusieurs raisons.
Voir la réalité telle qu'elle est
Je crois fermement que la vie est un processus abominable. Je ne vous apprendrai rien en disant que chaque jour, l'humain souffre de la faim, du froid, de la solitude, du chagrin, de la haine, de la maladie, et parfois, en meurt.
Cela se passe en permanence et à toutes les échelles, macro comme micro, humaine comme animale, avec ou sans vous. La vie, c'est un tourbillon sans fin de violence injuste. Mais je ne suis pas là pour m'étaler sur la nature de ces choses-là, seulement pour rappeler qu'elles sont là. Le malheur est une ubiquité.
Alors, à quoi bon ? Quel intérêt y a-t-il à s'empoisonner l'esprit de toutes ces pensées néfastes ?
Parce qu'il n'y a aucun bénéfice durable à se priver d'une vision complète des choses. Non seulement parce qu'éviter la conscience permanente de cette violence peut mener à sa banalisation ou la rendre moins grave, en ne lui accordant pas assez d'importance — voire pas du tout — mais aussi, plus simplement, parce que l'humain devrait en permanence chercher la vérité. Et cette violence permanente est vraie. Si vous entendez des coups de feu dans votre jardin, préférez-vous rester attentif à d'autres bruits suspects, ou simplement vous boucher les oreilles comme s'ils n'existaient pas ?
Cela se vaut d'un point de vue personnel ; mais il y a des bénéfices évidents en tant que membre d'une société. La conscience des souffrances d'autrui est bénéfique car elle ouvre la possibilité d'un combat contre elles, que ce soit par le vote, l'engagement, ou la sensibilisation.
Tirer le meilleur de tout
Nous sommes tous un peu égoïstes, et c'est à cette part-là de vous que je voudrais m'adresser. S'exposer constamment et consciemment à cette affreuse réalité est infiniment bénéfique sur le plan personnel.
C'est une réflexion simple et vieille comme le monde, pourtant profondément ancrée dans la sagesse humaine : comparer votre situation avec celle d'un infortuné frappé par le sort — quel qu'il soit — vous fera mieux apprécier la vôtre. Cela vous rendra reconnaissant de posséder des choses si élémentaires que vous les considérez acquises : un toit, un lit, de l'eau, à manger, un ou deux amis, et la paix ; pouvoir marcher, parler, entendre, sentir. Bien sûr, on peut se plaindre d'être coincé dans les bouchons, d'avoir payé dix balles pour un sandwich fade, de devoir sacrifier son dimanche à ramasser les feuilles mortes du jardin...
Mais d'autres n'ont pas de jardin parce qu'ils vivent dans la guerre, beaucoup marchent dix bornes pour boire de l'eau sale, ou se gèlent dans les rues en recevant juste assez d'aumône pour s'acheter un bol de soupe, ou perdent brutalement leurs membres dans un accident de voiture, ou sont nés sans regard et n'ont jamais vu la couleur du monde, ou n'ont jamais entendu la voix de leur mère. Je n'essaie pas de dire que nos propres problèmes n'ont pas de valeur, mais il est sain de relativiser, non seulement car cela cultivera en vous des sentiments de gratitude et d'humilité, mais aussi de résilience.
Pourquoi cela développerait-il votre résilience ? Car beaucoup d'âmes frappées par la misère affrontent la vie avec courage, en silence, surtout celles qui n'ont jamais connu l'immense confort dont beaucoup bénéficient. D'autres surmontent des épreuves bien plus éprouvantes que vous n'en aurez jamais à affronter : et ceci peut devenir une source de force intérieure, en vous inspirant à relever vos propres défis avec plus d'optimisme et d'humilité. Et l'humilité inspire l'humilité.
Ainsi vous pourrez tirer le meilleur de toutes les situations. Votre plat au restaurant est fade ? Poussez une gueulante si c'était trop cher, mais ne vous abattez pas trop : au moins, vous avez pu manger quelque chose.
L'abstraction émotionnelle
L'exposition au malheur des autres renforce l'empathie, et chez beaucoup de personnes, ça les mine profondément. Et l'empathie est une excellente qualité. Mais là rentre en jeu l'importance de l'abstraction.
Exposez-vous au malheur des autres sans laisser ce mal vous atteindre profondément. Raisonnez-vous : pour l'immense majorité des cas, vous n'y pouvez absolument rien, et n'êtes pas en mesure de changer le sort de ces gens - du moins, pas directement. Alors, après avoir fait de votre mieux pour améliorer les choses en tant que membre d'une société, pourquoi vous en soucier outre mesure ?
Gardez simplement en mémoire la terrible réalité des choses, et la souffrance que tant de personnes endurent, sans laisser cette conscience vous abattre. Tirez-en parti pour faire des choix éclairés, contribuer de votre mieux à ce monde imparfait, et mieux vivre en apprenant à mieux apprécier votre situation que beaucoup, forcément, envieraient.
Faites abstraction. C'est important.